La fille aux seins nus
par Nicolas Mathieu
Il était drôlement tôt, un dimanche, et j’avais mal au crâne.
Toute la semaine, je fais des trous dans des baguettes et j’empile des plaques de tôle dans un hangar, ce qui me convient plutôt, à condition d’avoir une grasse mat’ par semaine. En général, cette grasse mat’ arrive juste derrière une nuit difficile, preuve que le monde est bien fait.
Chez nous, c’est plutôt calme, surtout le dimanche. Alors dès les premiers cris, je me suis réveillé, et puis j’ai patienté dans mon lit en écoutant les voix, les sirènes et le bruit des moteurs Diesel qui tournaient au ralenti. Le bleu des gyrophares passait à travers les volets et dessinait des formes sur les murs. J’étais fatigué, peinard et j’attendais que ça se passe en échafaudant des hypothèses. Le jour s’est levé et je suis allé voir au balcon. En me penchant, j’ai tout de suite vu les voisins attroupés, le ballet des officiels, les gens bavards et scandalisés, les uniformes expéditifs. Sur le coup, je me suis réjoui. Déjà pour les attentats, j’avais constaté ce drôle de phénomène. On est choqué bien sûr, et on se demande comment des gens peuvent faire des trucs pareils. En même temps, il y a cette drôle d’excitation, on voudrait que ça dure. Au fond, on est content qu’il se produise enfin quelque chose.
Je suis allé me faire un café et l’ai siroté en observant les pompiers, les flics, les gens qui fourmillaient trois étages plus bas. C’était du Nes’, je le buvais dans un verre. J’ai pensé ça y est c’est réglé, on passe de l’affaire privée au fait divers. Tous nos drames finissent de la sorte, jugés par les journalistes, administrés au tribunal, garantis par la prison. Presque aussitôt, j’ai commencé à avoir la trouille et je suis allé mettre un slip et un sweat. Il faisait frisquet malgré tout.
Quand je suis revenu, j’ai gueulé pour savoir ce qui se passait. On m’a répondu que Monsieur Lorca était passé à l’acte. Sa femme était dans l’ambulance, déjà morte. Ça m’a fait drôle quand même. En bas, quelqu’un a dit qu’on pouvait s’y attendre. C’était vrai.
Avant, c’était différent. L’endroit n’est pas si grand, tout le monde se connait. On n’est pas riche, mais comme personne n’a véritablement l’intention de s’en sortir, ça produit à la fin un certain sentiment de confort. On se croise dans les couloirs, on se dit deux mots en attendant l’ascenseur. Les gens se font des tas d’idées sur ce genre de quartiers. La plupart sont vraies. N’empêche que j’ai jamais vu cet ascenseur en panne et que personne n’y a jamais égorgé des moutons. J’ai emménagé là, on était encore deux avec Nath, il y a cinq ou six ans à peu près. Les gens restent ici pour une raison ou une autre. Il y a des souvenirs, des mômes qu’on a vus grandir, des embrouilles, ça fait comme des sédiments. On est au chaud, tout compte fait. Je ne connais pas le nom de chacun, mais je fais un signe de tête quand je croise un visage familier. Il y a Monsieur Kleber du deuxième. Il descend ses poubelles deux fois par jour, on se demande comment il s’y prend pour produire autant de déchets. Ou bien les Maliens du cinquième, nombreux et calmes, interchangeables à mes yeux, surtout les femmes, que je confonds toujours. Je suis devenu assez copain avec Romaric qui habite à l’étage du dessous. Il bosse pas, il a de la super beuh et un aquarium avec des poissons tropicaux. Ça occupe. Les Lorca sont plus ou moins les gardiens. Ils prennent les colis quand vous êtes absent, ils gueulent quand des mômes salopent les communs, ce genre de choses. Ils détiennent une sorte d’autorité, du fait qu’ils habitent juste à l’entrée de l’immeuble et feraient certainement barrage en cas d’intrusion. Je suis allé boire l’apéro chez eux quelques fois. C’était minuscule et surchargé de souvenirs, avec des meubles brillants et le plus de moquette possible, et des photos de famille aux murs. Monsieur Lorca vous chopait au passage et vous disait de rentrer cinq minutes, le temps de boire un Ricard, dire du mal des Arabes et parler de Ronaldo, les passions élémentaires en somme. Chez les Lorca, on manquait infailliblement de glaçons, ce qui causait des disputes. L’eau du robinet était fraîche pourtant ; je ne me plaignais pas quant à moi.
Mais il s’est passé ceci qu’une fille est arrivée. Elle s’est installée en face, dans la tour Mimosa, au quatrième. Nous, aux Bleuets, on n’a pas vu immédiatement. Puis c’est arrivé.
Cette fille n’était pas parfaite, et certains auraient même pu dire qu’elle était grosse. Mais elle était là, ponctuelle. Et blonde, ce qui n’est pas pour rien dans cette histoire quand on y réfléchit bien. Elle devait rentrer du boulot. Un petit boulot quelque part à portée de RER. Elle ne devait pas penser à grand-chose. Elle revenait lasse et sale. Sûrement que ses collègues l’avaient gonflée et qu’une histoire de treizième mois en retard ou de Stabilo qu’on lui avait piqué la contrariait. Enfin, elle avait ses affaires, ses petites histoires, on est tous pareils. Elle allumait la chaîne Hi-Fi et elle se déshabillait, en commençant par ses chaussures, puis le haut. J’aimais particulièrement quand elle passait ses bras dans son dos pour dégrafer son soutien-gorge. Ensuite, elle filait prendre sa douche. Mais pendant quelques secondes, presque tous les soirs, entre 19 et 20 heures, on la voyait se balader seins nus dans son appartement. Il faut dire qu’elle avait des seins incroyables. Avec Romaric, on s’amusait à en chercher de pareils sur le Net. Ils étaient rares. Et gros. Et surtout cette pâleur, cet aspect élastique et flottant. Plus on les regardait, moins on arrivait à les résumer. Et on avait tout le temps ce sentiment curieux, que ça allait disparaitre, que ça n’avait pas lieu d’être. C’est difficile à expliquer. Ça vous serrait le bide. On y revenait tous les soirs et principalement, elle était là.
Ça s’est su très vite et les voisins de l’autre côté du couloir l’ont très mal pris. Ils ont menacé de nous dénoncer. Nous n’étions que des voyeurs, des salauds, il a fallu les inviter. Au fond, ils y avaient droit autant que nous. Cette fille n’avait pas été envoyée à notre usage exclusif.
Souvent, quand venait le soir, je me calais dans mon fauteuil, devant la fenêtre et j’attendais.
Elle mangeait pas beaucoup la fille d’en face. Elle rigolait pas beaucoup non plus. Elle passait son temps au téléphone, et devant sa télé, comme tout le monde. Quelque part, je me disais qu’elle le faisait volontairement, mais pas comme une allumeuse. Plutôt comme une sainte. Je ne sais pas comment dire. On allait mieux, voilà.
De son rez-de-chaussée, Monsieur Lorca loupait l’essentiel. Je lui ai proposé de monter, et il est venu me rendre visite. Il apportait sa bouteille de Ricard. Il était content, le bac à glaçons est toujours plein chez moi. Je lui donnais une chaise, on se montrait discrets. Il me parlait. C’était dur avec sa femme, les gosses, le bruit. Il m’a montré une fois la photo d’une femme en maillot de bain, une vieille photo. Il y avait de grosses fleurs sur le maillot et les couleurs avaient déjà passé. Il avait bien des regrets. Je ne comprenais pas de quoi au juste. La vie lui était passée à côté, c’est ce qu’il disait souvent sans préciser beaucoup. On regardait la fille d’en face et on buvait notre verre sans rien dire, les glaçons faisaient un peu de bruit, le soleil glissait derrière, on aurait pu vivre comme ça longtemps.
Une fois, avec Romaric et des potes, on a organisé un barbecue dans la cour et la fille est passée. Elle portait un genre de tenue de sport moulante et elle avait ses écouteurs sur les oreilles. Elle a fait semblant de rien. Elle passait, tout le monde s’est tu, un grand soleil faisait perler nos bières, on était émus.
C’est la mère Lorca qui a décidé que ça suffisait. Elle a appelé les flics, elle a porté plainte. Dans la cage d’escalier, j’ai entendu le scandale. Elle criait, surtout après son mari qui tâchait d’étouffer l’affaire et de tenir les mômes à l’écart et répétait que c’était rien du tout. Clairement, les flics n’en avaient rien à foutre, mais ils ne pouvaient pas faire autrement. C’est leur boulot après tout. Alors ils sont allés rendre une petite visite à la fille d’en face. Ça a dû lui foutre un coup. Après ça, on l’a plus jamais revue se trimballer seins nus. Un mois après, elle est partie. Son appartement est resté vide longtemps.
Ensuite, les choses se sont gâtées petit à petit. Les Lorca sont devenus la bête noire de tout l’immeuble. Monsieur Azouza, qui est veuf et presque aveugle pourtant, il est allé lui dire ses quatre vérités à la mère Lorca. Il s’est bien gardé de l’injurier, ce n’était pas le genre, mais à la fin, il lui a quand même conseillé de partir avant qu’un drame arrive. Ça semblait excessif comme recommandation sur le coup. Et puis les voisins ne leur disaient plus bonjour. Plus personne ne passait prendre l’apéro. On s’arrangeait pour être là quand le facteur apportait un colis.
Ils me faisaient un peu de la peine les Lorca à force, à part le soir naturellement, quand, vers dix-neuf vingt heures, nos regards se tournaient vers cette façade qui n’avait plus rien à dire. On sentait alors monter comme un vague à l’âme dans les couloirs. Un remord presque. Ces sentiments nobles se muaient bien vite en détestation pure et simple une fois l’heure passée, qu’il fallait se pieuter, se lever, aller bosser, remettre ça, inlassablement, sans rien pour tenir, que la beuh de Romaric et le Picon qui sont tout de même d’utiles adjuvants.
Souvent, je me suis demandé ce qu’elle devenait la fille d’en face. Ce que devenait ce corps lourd et jeune. Si des fois elle faisait l’amour et qui pouvait bien la baiser. Ce sont des pensées mélancoliques qui n’aident pas à faire passer le temps.
Et puis des gens ont prétendu que la mère Lorca avait des amants, qu’ils venaient en l’absence du mari, que ça produisait du passage et des nuisances. Des petits mots venimeux ont été épinglés sur le tableau en liège qui se trouve face aux ascenseurs. Des courriers sont partis. Le syndic s’y est mis. Il n’a plus été rare après ça qu’on entende des cris derrière la porte des Lorca, des bruits de vaisselle et qu’on retrouve les mômes sur le palier, patients, en pyjamas quand il se faisait tard. Déborah, l’aînée, protégeait les petits et disait aux curieux de passer leur chemin. Elle portait des pantoufles Pikachu, je me souviens bien.
Avec Romaric, on a mis le feu à leur poubelle une fois qu’on avait bu du Jägermeister. Cet alcool on se demande tout de même. Le goût est dégueulasse, les effets désastreux, pourtant on finit toujours par y venir, précisément quand il ne faudrait plus. Des voisins plus néfastes encore ont eu l’idée d’utiliser le pas de porte des Lorca comme canisette. La mère Lorca a fini par monter la garde aux heures problématiques pour éviter d’avoir à passer la serpillière derrière. Au fond, ces malveillances continuaient à entretenir l’illusion d’une histoire commune.
À l’automne, ce pauvre Monsieur Lorca est passé me voir. Je l’ai guetté un moment dans l’œilleton avant d’ouvrir. Il semblait rajeuni, avec des kilos en moins et cette manière fiévreuse, revancharde de sautiller sur place. Il voulait s’expliquer, il avait un plan. Malheureusement, je devais y aller. Il m’a pris par le bras et m’a dit qu’il fallait arrêter. Ou sinon. Bien sûr je comprenais, mais je devais sortir justement. Je l’ai laissé là, planté devant ma porte que j’avais pris soin de fermer à double tour.
L’hiver est venu, j’ai commencé à travailler de nuit pour faire des sous. À ce moment-là, je sortais avec cette fille, Sadia, et on avait un projet de voyage. J’ai bossé tout l’hiver comme ça, les pires horaires, plus les heures sup’. Je rentrais claqué, je dormais, j’y retournais. J’ai eu une otite aussi, mais ça n’a rien à voir. J’ai même fini par ne plus boire et moins fumer, pour tenir le coup. Le turbin, plus que ça. Dans le bus, quand j’y allais, ou que je rentrais, il faisait nuit de toute façon, j’avais la gorge serrée. Les gens autour me semblaient laids et fraternels. Je me faisais penser à mon père à force d’être exemplaire. J’ai pu mettre un peu d’argent de côté pour la première fois. J’ai acheté un Guide du Routard. Mais Sadia m’a plaqué en février. J’étais jamais là, elle s’ennuyait. Je crois qu’elle a fini par baiser avec Romaric qui est plutôt cool et très disponible. Ensuite, les beaux jours sont revenus et j’ai décidé de lever le pied. J’ai refait le plein de pistaches et de Picon, la vie a repris son cours tranquillement. Et ce matin, Monsieur Lorca lui a collé deux chevrotines dans le ventre.
Je suis descendu voir du côté de l’ambulance. Tout le monde était là, un peu secoué visiblement. Le fourgon où se trouvait Monsieur Lorca n’était pas encore parti. On pouvait entrapercevoir le meurtrier par les portes ouvertes. Les gens lui adressaient des signes, mais il ne nous voyait pas. Aux flics, on leur a expliqué comme c’est l’usage qu’on ne comprenait pas et qu’on n’aurait jamais cru. On a dit la même chose à la journaliste. Elle portait un jean flambant neuf qui lui allait drôlement bien. On sentait qu’elle était pressée d’aller le montrer ailleurs. Pas loin, les petits Lorca patientaient emmitouflés dans des couvertures, l’air frigorifié. Ils regardaient dans la direction du fourgon avec un air hébété.
En rentrant, j’ai pensé à la fille d’en face. Elle était partie pour de bon.
©Nicolas Mathieu.
Illustration : Vincent Vanoli.