« On pourrait affirmer que le haïku est le plus petit, le plus infime poème du monde », a dit un jour Jim Kacian. « Mais il est tout aussi vrai d’avancer que tous les haïkus du monde, considérés ensemble, forment le plus global, le plus immense poème jamais écrit. »
Originaire du Japon, le haïku, en effet, brille par sa brièveté autant que par l’engouement dont il a fait l’objet, depuis un demi siècle, hors de ses terres natales.
De Roland Barthes à Jack Kerouac, de Richard Wright à Philippe Jaccottet, nombreux sont les auteurs à avoir exalté, pratiqué ou pensé, ce court genre poétique. Il passionne aujourd’hui des milliers de personnes sur tous les continents, s’écrit en toutes les langues et ne cesse de nourrir de multiples débats.
Car le haïku questionne, il déroute et surprend au moins autant qu’il plaît. En occident surtout, il confronte le lecteur à des a priori, des habitudes tenaces. Il continue de mettre en crise notre manière de concevoir, de voir la poésie.
Jack Kerouac disait qu’un haïku véritable « doit être simple comme la soupe et cependant avoir la saveur de la réalité ». Dans Les clochards célestes, il en donne pour exemple un poème de Shiki : « Le moineau sautille sur la terrasse / Il a les pattes mouillées. » Ici, dit Kerouac, « on voit les traces des petites pattes mouillées avec les yeux de l’imagination. Et cependant, dans ces quelques mots, il y a aussi la pluie qui est tombée ce jour-là. On sent presque le parfum des aiguilles de pins humides. »
Art de la suggestion pour Kerouac, on devine ce que le haïku peut avoir de troublant, voire d’incompréhensible, pour un lecteur rompu à une certaine façon de lire la poésie, héritée du romantisme. Non seulement le haïku évoque plus qu’il ne dit, mais il semble aussi vouloir décourager toute interprétation, toute recherche d’un message dissimulé en lui. Aux yeux de l’occident, il se montre coupable, explique Roland Barthes, d’une énorme « infamie », celle du « non-sens ». Il n’est, ou ne serait, qu’un acte de langage vide.
Comprendre le haïku, c’est donc, pour Roland Barthes, aller un peu plus loin, quitter « l’empire du sens » et commencer par accepter que, « tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire ». C’est donner au fait poétique une autre définition : la transcription d’un « évènement bref qui trouve sa juste forme ». Avec, comme conséquence, l’extension du domaine de la chose poétique. Ou, pour le dire autrement, l’intrusion du trivial, du futile, de l’infime, dans ce que l’on considère digne de faire sujet.
L’histoire du mot lui-même nous renseigne sur ce point. Inventé par Shiki à la fin du 19ème siècle, le néologisme « haïku » est en effet une contraction de deux vocables clés de la poésie nippone : le mot « haïkaï », qui désignait un ton, un registre de langue cocasse et fantaisiste, et celui de « hokku », qui signifiait « tercet », c’est à dire les trois vers en 5-7-5 syllabes hérités du waka, le poème japonais par excellence, lequel comptait 5 vers. L’autonomisation de la forme « hokku » par rapport au waka est d’ailleurs une longue aventure, passionnante et complexe. Elle s’inscrit dans une histoire globale de la culture japonaise, une histoire dans laquelle le débat esthétique entre, d’une part, le noble et, de l’autre, le trivial a plusieurs fois fait rage.
En 1530 – bien avant Shiki, donc – un ronin (un samouraï sans maître) du nom de Yamazaki Sokan décide par exemple de publier son fameux Recueil de Tsukuba pour les chiens. Parodie du célèbre Recueil de Tsukuba (1357), compilé en son temps par le Grand Chancelier Nijo no Yoshimoto, l’ouvrage fera scandale par sa scatologie, son caractère burlesque, l’inspiration vulgaire de nombre de ses textes et son irrévérence, tout en soulevant chez les guerriers et dans la classe bourgeoise un réel enthousiasme.
C’est la période du gekokujo (littéralement : « le bas transgresse le haut »), un mouvement à la fois culturel et social qui, au moyen-âge tardif, ébranle le Japon, contestant les valeurs morales et esthétiques qui dominent à l’époque. Tandis que la bourgeoisie est en plein développement, elle cherche à se forger des moyens d’expressions et des formes artistiques capables de prendre en charge les choses du monde réel. La poésie classique de l’aristocratie est perçue comme coupée de cette société montante et de ses problématiques. Son esthétisme sonne faux. On aspire à plus de vérité, à un autre langage, celui qu’on parle vraiment, qu’on entend dans les villes. On utilisera le mot haïkaï pour baptiser en poésie cette esthétique nouvelle emprunte de cocasserie et de trivialité, à qui l’on reprochera ce qui sera souvent perçu comme un manque de finesse.
Héritiers de ce mouvement, une partie importante des poètes de haïku cultiveront un regard tourné vers ce que la vie peut avoir de commun, de drôle, de pas vraiment glorieux, d’attendrissant aussi. Imaginez Victor Hugo vous entretenant de ses ongles de pieds ! C’est pourtant ce que fait Hosaï. Songez à Lamartine parlant d’une aubergine qu’il est de train de laver, ou Alfred de Vigny vous confiant son plaisir à pisser contre une haie ! Ce n’est pas Issa qui s’en priverait…
Si « tous les haïkus du monde, considérés ensemble, forment le plus global, le plus immense poème jamais écrit » – pour en revenir à Jim Kacian – c’est peut-être justement aussi parce qu’ils n’omettent rien de la réalité, la prennent pour ce qu’elle est, comme elle est, en passant. La montagne ou l’insecte, tous deux méritent poème. Le cerisiers en fleurs n’a pas plus de valeur qu’un kaki écrasé.
Voici quelques haïkus qu’on a cherchés pour vous :
Foulant les feuilles mortes
Quel plaisir de chier
dans le champs.
(Santoka)
Cueillant un kaki
mes couilles tressaillent
vent d’automne
(Ryokan)
L’arracheur de navet long
montre le chemin
avec un navet long
(Issa)
Un moustique dans ma chambre
juste un bzz
brûlé
(Issa)
Avec dextérité
je fais sortir un oeuf dur de sa coquille
et l’offre à un enfant
(Hosaï)
Et enfin ce dernier. Il est encore d’Issa :
Soufflée
par le pet du cheval
la luciole
TEXTE : J.H pour Schnaps!