Olivier Bruneau, l’écriture orgasmique

Dès les premières lignes, on éprouve la jouissive sensation de bien être de retour dans l’univers truculent et déjanté d’Olivier Bruneau. On avait horriblement ri, coupablement bandé et nerveusement retenu notre souffle jusqu’aux dernières pages de Dirty sexy valley, son premier roman paru chez Le Tripode en 2017. On n’est pas déçu par le début d’Esther, paru cette année chez le même éditeur, qui s’ouvre sur une prise en levrette rythmée, où le pénétrant se délecte de « dominer la garce comme un matador prêt à lui planter l’épée dans la nuque ». On découvre rapidement que la pénétrée n’est autre qu’une lovebot, un robot ultra perfectionné destiné à un usage sexuel. Car l’auteur nous emmène cette fois dans un monde futuriste où les robots, doués d’une intelligence artificielle évoluée, font partie du quotidien des humains et accomplissent diverses tâches domestiques, tout en interagissant subtilement avec leurs propriétaires.

Dans ce monde où l’État, à force de privatisations, a été démantelé et phagocyté par la Générale de protection, une société tentaculaire qui tire cyniquement son bénéfice d’une population en détresse, évoluent Anton et Maxine, un couple miné par la routine et la mort du désir féminin, et leur fils Paul, un lycéen obnubilé par une actrice porno qu’il peut faire apparaître en hologramme dans sa chambre, moyennant une somme largement au-dessus de ses capacités.

La découverte d’Esther, abandonnée parmi des poubelles, et son entrée dans leurs vies va bouleverser leurs existences, et déclencher une série de réactions en chaîne qui vont créer un suspense haletant. En effet, le corps meurtri de la lovebot témoigne des sévices qu’elle a subis : « Sur le torse, l’abdomen et les membres, sa fausse chair était marbrée de traces de coups violents, sans doute portés avec une matraque, (…) des incisions et lacérations de profondeurs et de longueurs variées écorchaient son enveloppe (…) Sa colonne était parsemée d’un chapelet de petits ronds sombres ressemblant à des brûlures de cigarette, tandis que sur les flancs de ses fesses rebondies, la chair était plantée de courts segments pénétrants, comme si des ongles s’y étaient enfoncés avec rage. » C’est donc avec un mélange de pitié et d’excitation que le père de famille entame une relation avec Esther.

Les scènes de sexe, – érotisme, onanisme connecté, pénétrations plus ou moins heureuses, lesbianisme, triolisme et autres – qu’Olivier Bruneau excelle à décrire avec un style à la fois cru et élégant, émaillent le roman. Ce qui nous ravit, car le sexe chez Olivier Bruneau n’est jamais ennuyeux : toujours rabelaisien, subversif, mêlé à de l’humour et de l’horreur. L’auteur se délecte à décrire les phénomènes corporels liés à l’excitation et à la jouissance avec un vocabulaire anatomique précis, qui n’exclue pas une certaine poéticité : « L’onde sublime réduisait son corps tout entier à sa vulve enflée et huileuse qui déjà mouillait son short. (…) La main d’Esther revint s’enfoncer entre ses cuisses, et de deux doigts cette fois répandit l’onde irrésistible sur les chairs à vif, vulnérables au moindre frôlement. Le plaisir revint violent et puissant comme un shoot d’amphétamines, et les vagues successives lui firent éprouver son clitoris dans son entièreté, percevoir la géométrie de ses prolongements intérieurs, jusque dans leurs ultimes terminaisons. »

Mais tandis que Dirty sexy valley était une œuvre de pur divertissement, articulée exclusivement autour du sexe et de l’horreur, puisqu’il relatait une orgie organisée dans un chalet de montagne par des étudiants en fin d’année, qui se retrouvaient aux prises avec une famille de pervers dégénérés pratiquant allègrement sur eux viols et séquestrations, Esther explore d’autres ressources narratives et va plus loin, en posant de réelles questions éthiques auxquelles notre société pourrait bien avoir à chercher des réponses dans un avenir pas si lointain : Dans la mesure où les robots sont doués d’intelligence artificielle, doit-on les considérer comme de simples objets, ou des êtres sensibles capables de ressentir des émotions et de faire preuve de libre arbitre ? À partir de quel moment peut-on considérer que les robots sont dotés d’une âme ?

Car un meurtre est commis, une enquête et un procès ont lieu. Esther est donc aussi un roman policier construit autour d’Alice qui, entre deux plans cul foireux, mène opiniâtrement son enquête. D’autres personnages secondaires hauts en couleurs viennent enrichir le roman, comme Mary-Jane, l’octogénaire voisine hippie qui cultive de l’herbe au fond de son jardin pour son mari atteint de Parkinson, ou Yalda, le richissime démiurge mégalomane, créateur des lovebot.

Avec une maîtrise experte du scenario, Olivier Bruneau entremêle savamment ces fils narratifs et réflexifs, et les tend à l’extrême, secouant dans son shaker romanesque un subtil cocktail explosif qui fait crépiter de plaisir les neurones de son lecteur. Comme un amant facétieux, il nous électrise, fait monter la tension dramatique, marque des pauses qui nous font languir, puis reprend de plus belle, jouant alternativement avec les différentes zones érogènes de notre cerveau, pour nous conduire en crescendo jusqu’à une fin en climax paroxystique. Souvent comparé à Tarentino (on ne sait pas si c’est plus flatteur que lassant), la comparaison s’impose effectivement. Ceux qui aiment l’outrance, l’humour noir et la violence des films du réalisateur américain seront ravis par Dirty sexy valley comme par Esther.  Le style est de plus admirablement fluide, distingué sans fioritures, cru sans vulgarité, efficace, percutant, limpide.

On connaît le goût de l’auteur pour les héroïnes badass (il faut lire son article « La femme armée est-elle un homme comme les autres ? », sur le site Fatales.fr), Esther en est un nouvel avatar, extrêmement attachant, qui continue à nous accompagner longtemps après avoir refermé le livre. C’est aussi un personnage féministe, dont le combat, essentiel et revigorant, nous fait vibrer et frissonner. On ne peut qu’aimer et admirer cette héroïne tragique qui se retourne contre son créateur, et qui est prête à tout pour briser les chaînes de son esclavage. À la fois roman d’anticipation, roman pornographique, roman policier, roman d’action et roman d’amour, Esther est une œuvre impressionnante dont la lecture nous offre, en nous faisant palpiter du début à la fin, une expérience littéraire rare, foisonnante, jouissive, orgasmique.

 

©Sylvain Forlet / Revue Schnaps!

Site de l’éditeur : https://le-tripode.net/livre/olivier-bruneau/esther

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